Frédérick Tubiermont - auteur

Esquisse-moi (plus fort)

“  Les tableaux se font d’après les modèles 

et non les modèles d’après les tableaux…

Les livres sont les fruits des moeurs. “

Théophile Gautier, 

extraits de la préface de Mademoiselle de Maupin 

Prologue

“Je suis belle, et j’ordonne
Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le Beau;
Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone.»

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

J’ai trouvé l’extrait de ce poème glissé dans une nouvelle de Balzac, Le Chef-d’Oeuvre Inconnu, qui était comme vous me l’aviez indiqué, au rayon littérature étrangère de Hatchards, sur Piccadilly. Quel délice que d’avoir eu grâce à vous le privilège de découvrir cette institution ! Et quel poème que celui que vous m’avez donné l’opportunité de lire. J’en ai profité pour m’offrir une première édition des Fleurs du Mal, que je relirai dans les prochains jours. 

Vous m’intriguez Monsieur le Précepteur et je me porte donc candidate pour entamer avec vous une relation à l’aveugle, en silence, dans le noir, dans un hôtel de Soho. Que diriez-vous du Mimi’s ? Cet établissement vient d’ouvrir ses portes et propose des tarifs abordables pour un usage en journée. Je pense que ce serait l’endroit parfait pour amorcer nos ébats. Si nous nous sentons à l’étroit après quelques semaines, nous pourrons nous offrir un surclassement, au Hazlitt’s par exemple. Je suis disponible tous les lundis, de 12h30 à 14h. Je vous propose d’arriver la première. Rejoignez-moi à 13h. Nous ferons l’amour jusqu’à 13h45, si cela vous convient. J’attends votre réponse, avec l’impatience que vous pouvez imaginer. 

Votre dévouée, votre Apprentie.

Chapitre 1

J’ai un métier particulier, peu couru. Vous le trouverez peut-être créatif mais ce n’est jamais moi qui en tire les lauriers. Ce sont elles, les autres, qui me consultent, jour après jour. J’ai une routine, j’aime que les choses soient bien organisées. Je pourrais accueillir mes clientes dans mon petit salon, leur offrir un thé et quelques sablés, mais je préfère leur donner rendez-vous en terrain neutre, au coeur de la ville. En plus de préserver mon intimité, cela contribue à mon inspiration. Et au fond, en ce qui me concerne, c’est bien cela dont il s’agit: vendre de l’inspiration. Je suis une muse professionnelle. J’inspire pour vivre, c’est mon quotidien inébranlable, du lundi au vendredi, de neuf à cinq heures, ou plus si affinités. 

Chaque matin à huit heures précises je prends le bus 87 pour descendre en ville. Je dis “descendre” et non “monter” car j’habite en surplomb de la Tamise, à Battersea, sur St John’s Hill. Mon trajet s’apparente à une excursion touristique. Le bus à impériale m’emmène à Trafalgar Square en passant par le MI6 où l’on espionne, la Tate Britain où l’on expose, le Parlement où l’on débat, 10 Downing Street où l’on administre et Horse Guards Parade où l’on parade, pour la galerie. Je descends en face de Charing Cross Station et remonte St Martin’s Lane, jusqu’à Leicester Square, que je traverse pour arriver sur Piccadilly Circus. Il me reste quelques mètres à parcourir pour arriver au Café de la Brasserie Zedel, à l’entrée de Sherwood Street. 

Si tout se passe comme prévu, je m’assieds sur la banquette juste en face de l’entrée à neuf heures sept ou huit, ça dépend des jours. Je commande une baguette grillée accompagnée de confiture aux fraises et un grand café crème, sans sucre. J’ouvre mon carnet d’idées, sors mon stylo plume, prends quelques notes et attends patiemment l’arrivée de ma première cliente. Elles sont en général assez ponctuelles. Les séances, toutes d’une heure, commencent à neuf heures trente, pour s’achever à douze heures trente et reprendre à quatorze heures, au même endroit, à la même table, jusqu’à dix-sept heures. Deux fois trois séances d’inspiration intense. Six heures de travail par jour, cinquante livres sterling de l’heure, moins trois cafés le matin et trois thés l’après-midi, sans oublier la baguette du petit déjeuner. Cela me laisse deux cents soixante-treize livres et quarante centimes, dont je dois encore déduire trois livres pour le bus. Le prix de mon déjeuner varie en fonction de mes envies, je n’en tiendrai pas compte. Mon agenda est bien rempli. Je n’ai donc pas à me plaindre, je vis confortablement dans mon petit appartement malgré le coût exorbitant de la vie dans cette ville trépidante. À vrai dire, je ne pourrais pas vivre ailleurs même s’il est amusant de constater que mon bureau d’adoption est une réplique d’un café parisien: petites tables rondes, chaises art déco, accordéon en musique de fond et grandes affiches du temps jadis. J’aime sans doute les contradictions. 

La voilà qui arrive, la première aspirante. En retard, de trois minutes. Elle semble tout agitée. Son embonpoint n’arrange pas les choses, ça gigote de partout. Elle me tend la main, assez flasque il faut le dire, et s’assied lourdement sur la chaise d’en face. Elle est rouge pivoine mais ce n’est pas l’émotion qui teinte sa complexion.

— Je suis vraiment désolée Madame Du Maurier, je ne sais pas où me mettre… J’avais pourtant programmé mon réveil pour qu’il sonne à sept heures trente et je ne l’ai pas entendu, je me suis réveillée à huit heures. Le temps de passer aux toilettes, de me poudrer le nez et de courir pour attraper un bus, j’arrive tout en nage. Je m’en remets à peine. Un jus de citron me fera le plus grand bien. 

— Ne perdons pas de temps Julie, il nous reste cinquante sept minutes pour vous donner matière à écrire une jolie histoire qui fera un bon roman de gare. Qu’est-ce qui vous plairait comme univers ? 

Elle manque encore de souffle et ses rougeurs s’estompent plus lentement que prévu.

— Je n’en sais rien, c’est sans doute pour ça que je suis ici. Je suis plutôt démunie au rayon créatif.

Son double menton perlé de sueur s’agite par petites vagues.

— Bon, passons en revue quelques propositions: un défilé de mode à Paris ?

— J’ai peur de ne pas pouvoir entrer dans le personnage…

— Les cuisines d’un restaurant étoilé à New York ? 

— J’ai déjà suffisamment de tentations…

— Une île presque déserte où l’héroïne aventureuse s’éprend d’un médecin naufragé ?

— Vendu ! Ça me parle. Je me vois déjà en bikini courir sur la plage pour me jeter dans ses bras. 

Je ne suis pas sûre de vouloir m’imaginer la scène mais puisque c’est l’univers qui l’inspire, allons-y…

— Parfait Julie, nous allons donc creuser cette idée. Vous êtes sans doute au courant des grands principes du Roman d’Amour ? 

— Euh… il y a de l’amour j’imagine. Mais c’est compliqué, l’amour, surtout avec un grand A.

— Certes, et de surcroît les bons sentiments ne suffisent pas pour faire un bon roman.

Tout commence par une rencontre fortuite. Le hasard fait si bien les choses. Et c’est le coup de foudre, instantané. Il y a bien quelques hésitations, pour ne pas passer immédiatement du premier regard au premier baiser mais on sent la tension érotique d’emblée s’installer entre les protagonistes. Au terme d’une brève introduction, l’héroïne se jette dans les bras du héros et à la langue en bouche succèdent rapidement les ébats dans la hutte. Il va falloir alors introduire un peu de complexité dans le récit. Ce serait trop facile de sauter de la paillasse aux noces. D’autres protagonistes peuvent s’inviter dans la romance. Un autochtone en guenilles, tout droit sorti des buissons, qui ne laisse pas la belle indifférente, une jolie blonde, naufragée d’un esquif en déroute, qui s’attire les faveurs du héros. Des événements inattendus peuvent aussi venir troubler le fil d’une passion naissante. Une  mystérieuse mission qui éloigne le héros pendant de longues semaines sur les hauteurs de l’île, interrompant brutalement la fougue des étreintes.  À son retour les doutes s’immiscent dans une relation encore fragile, le climat s’envenime, un conflit s’amorce. 

Les corps se donnent et s’abandonnent, s’écartent, se détestent, font mine de s’oublier, se manquent éperdument et puis se retrouvent un soir. Les corps s’adorent, les coeurs s’éprennent. l’Amour s’installe, le livre est terminé. 

— Oh… dit comme ça, ça a l’air si facile, ça coule de source. Comment faites-vous pour si bien raconter en si peu de mots une vie si compliquée ? 

— Peut-être que le secret… est de ne pas avoir vécu toutes ces péripéties, de garder un peu de distance par rapport aux faits. 

— Si vous saviez la distance que j’ai par rapport aux pulsions que vous évoquez…

J’acquiesce en silence. Je ne la vois pas courir nue sur la plage et faire l’amour dans les vagues.

— Vous savez Julie, la plupart des auteures de romans d’amour n’ont pas le physique de leurs héroïnes, c’est là toute la beauté des fantasmes qu’elles décrivent pour le plus grand plaisir de leurs lectrices, qui n’auront pas non plus toutes le privilège de s’agripper au cou d’un bel étalon. 

— Mais vous Madame Du Maurier, vous n’avez pas ce problème, si je puis me permettre. Vous avez vu vos jambes ? Interminables. Et le bas de vos reins ? Parfaitement cambré. Sans parler de vos lèvres, charnues à s’en damner. Ne me dites pas que la romance n’est pour vous qu’un sujet théorique ? 

— Julie, pourriez-vous modérer vos propos, s’il vous plaît ? Je ne vous permets pas d’insinuer que je puisse être la victime des pièges que j’échafaude à longueur de fictions. 

— Pourquoi résister au plaisir si vous avez la chance de susciter le désir ?

— Et si je vous disais que mon plaisir c’est justement d’y résister ? 

Le temps passe, toujours plus vite. Il est déjà dix heures trente et Julie s’en va une histoire sous le bras. Elle s’appellera Pamela, il s’appellera Brian. Julie avait proposé Anastasia et Christian. Je lui ai gentiment dit que c’était peut-être un rien prématuré de les recycler, même sur une île déserte. Je me demande si elle va y arriver, si des idées elle passera aux mots. Mais c’est au-delà de mon mandat, je n’ai bien entendu aucune obligation de résultat. Il revient à ces femmes de rédiger toutes ces histoires que j’inspire au kilomètre. Parfois j’éprouve un petit sentiment de culpabilité. Je me dis que peu de romans seront issus de tous ces entretiens. Et, pour mes cinq premières années d’exercice, les chiffres semblent confirmer cette tragique hypothèse. À ce jour je n’ai encore lu aucun récit finalisé par mes anciennes élèves. Elles s’enthousiasment puis procrastinent. Peut-être viennent-elles juste chercher ici une bouffée d’émotions. Peut-être ne suis-je au fond que la version diurne d’une mère qui raconte à sa fille une histoire de princesses pour l’aider à s’endormir. Et moi dans tout ça ? Que me restera-t-il de toutes ces journées ? Le salaire, le goût du café, celui du thé ou de la confiture aux fraises ? Mais encore ? J’improvise toutes ces romances à l’eau de rose que jamais je ne couche sur papier. J’en ai fait une règle, pour assurer à ces aspirantes-romancières qu’elles auront, quoi qu’il arrive, la paternité du récit, qu’elles l’écrivent ou non. Ce sont désormais leurs histoires, pas les miennes.